Entretien avec Marie-Jo Aeby – Le Temps – 9 novembre 2021

Après la déflagration du rapport Sauvé, les évêques de France ont annoncé lundi une série de mesures pour lutter contre la pédocriminalité dans l’Eglise. Depuis la Suisse, Marie-Jo Aeby, vice-présidente d’une association de victimes, elle-même abusée par un prêtre, livre son analyse.

 

Après l’innommable, l’onde de choc et l’introspection, l’heure des décisions. Pour tenter de panser les plaies face à des attentes immenses. Un mois après la publication du rapport Sauvé, les évêques de France ont présenté ce lundi à Lourdes une série de mesures pour lutter contre la pédocriminalité dans l’Eglise. Les prélats ont notamment annoncé la mise en place d’un dispositif de reconnaissance et d’indemnisation des victimes. Une «instance nationale indépendante» pour instruire les demandes des victimes sera aussi créée et dirigée par une juriste, alors que neuf groupes de travail réfléchiront à la «gouvernance» de l’Eglise.

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Comment ces annonces résonnent-elles lorsque l’on porte, soi-même, les stigmates éternels de la violence sexuelle? Marie-Jo Aeby a été abusée par un prêtre, un ami de la famille, quand elle avait 15 ans. Vice-présidente de Groupe SAPEC, une association suisse de soutien aux victimes d’abus dans une relation d’autorité religieuse, elle répond au Temps.

Le Temps: Les évêques de France ont reconnu la responsabilité institutionnelle de l’Eglise et la dimension systémique des violences sexuelles en son sein. Est-ce un soulagement pour vous?

Marie-Jo Aeby: Oui, c’est certain. Cette reconnaissance est importante car elle implique que des transformations en profondeur doivent s’opérer pour que tout le système de fonctionnement de l’Eglise change. Au fond, la question de la répartition du pouvoir doit être repensée.

Quel regard portez-vous sur les mesures annoncées ce lundi?

L’Eglise est une institution qui ne bouge que très peu, donc ces décisions sont déjà énormes. Je les salue. Maintenant, il faut impérativement passer de la parole aux actes. Je pense que les groupes de travail annoncés pourront agir en ce sens en proposant des mesures concrètes. D’ailleurs, il me paraît indispensable que les victimes puissent intégrer ces groupes. Ce sont elles qui peuvent en tout temps ramener au réel, raconter leur histoire et ce qui aurait pu changer la donne pour elles. Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier les abus commis sur les religieuses et les personnes adultes vulnérables, moins abordés dans les discussions actuelles.

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A Lourdes, il a été question des indemnisations financières pour les victimes. L’argent répare-t-il vraiment une vie brisée par la pédocriminalité?

Evidemment que non. Mais quel autre signe tangible une institution peut-elle donner à quelqu’un qui a été si gravement touché? L’argent ne répare rien – et de loin – mais il compte quand même. Il représente quelque chose. Il permet aux victimes de se payer des thérapies ou de réaliser des activités qui leur font du bien.

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Le fonds d’indemnisation ne sera finalement pas alimenté par les dons des fidèles, une idée qui avait pourtant été évoquée. Qu’en pensez-vous?

C’est la moindre des choses! Quand j’ai entendu Eric de Moulins-Beaufort [le président de la Conférence des évêques de France, ndlr] proposer une base provenant de dons, j’ai sauté en l’air. Il ne faut pas oublier que ces hommes d’Eglise vivent comme des princes, encore aujourd’hui. Ils ont des palais et quantité de biens. S’ils veulent vraiment se mettre du côté des «petits», il faut qu’ils descendent de leur piédestal et qu’ils vivent comme nous.

A vos yeux, quels mécanismes de prévention seraient efficaces pour lutter contre la pédocriminalité au sein de l’Eglise?

Agathe Seppey Publié lundi 8 novembre 2021 à 18:58 Modifié mardi 9 novembre 2021 à 15:01 Pédocriminalité dans l’Eglise catholique française: une juriste dirigera une instance de «réparation» DR Pédocriminalité dans l’Eglise catholique française: une juriste dirigera une instance de «réparation» Violences sexuelles dans l’Eglise catholique française: «Il y a eu une lâcheté incroyable» 09/11/2021 15:10 Abus sexuels dans l’Eglise: «L’argent ne répare rien, mais c’est un signe tangible qui compte» – Le Temps https://www.letemps.ch/societe/abus-sexuels-leglise-largent-ne-repare-rien-cest-un-signe-tangible-compte 3/3 J’en vois plusieurs. Premièrement, sur le plan théologique, l’Eglise doit revoir sa copie dans ce qu’elle dit de la sexualité. Le discours actuel valide uniquement la sexualité dans le mariage. Cela n’a plus de sens pour une immense majorité de personnes, même au sein de la communauté catholique. Deuxièmement, le célibat imposé à vie aux prêtres n’est pas une bonne solution. Il devrait pouvoir être choisi et à géométrie variable, avec la possibilité de ne durer qu’un temps. Le problème du célibat est qu’il fait du prêtre un être à part, au-dessus des autres. Puisque la sexualité est perçue comme «moins bonne» que l’abstinence, le prêtre devient un personnage sacré et au-dessus de tout soupçon. Cela lui donne un pouvoir et c’est avec ce dernier qu’il gagne le silence sur ses actes. Troisièmement, il faut que l’Eglise permette l’accès à des postes décisionnels aux femmes. Cela couperait la hiérarchie actuelle où le pouvoir est maintenu par une «caste» et où le risque de dérapage est grand.

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En France, un groupe de travail se penchera sur l’accompagnement des prêtres. Est-ce une bonne idée?

En amont, il est déjà nécessaire de bien évaluer les futurs prêtres sur le plan psychologique au moment de leur entrée dans les lieux de formation. Une fois qu’ils sont sortis des études et qu’ils exercent dans la vie pratique, ils sont effectivement très seuls. Un accompagnement me paraît très important.

En Suisse, des spécialistes examineront les violences sexuelles commises depuis les années 1950. Quelles sont vos attentes face à cette étude confiée à l’Université de Zurich?

Avec notre association, nous aimerions que cette étude soit pluridisciplinaire, comme l’a été celle de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase) en France. Ensuite, il me paraît nécessaire de lancer un appel à témoignages qui soit complémentaire à une consultation des archives. Et finalement, nous attendons qu’une enquête en population générale soit menée pour estimer la prévalence de ces violences. Si l’étude suisse passe à côté de ces trois éléments, les résultats seront en dessous de la réalité et ce serait dommage. Nous craignons qu’elle ne soit pas assez ample.

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